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Tuesday, February 01, 2011

Egypte, la voix du...

Égypte, la voix du peuple et l'Histoire

Tariq Ramadan

Dimanche 30 janvier 2011


Le mouvement populaire tunisien a brisé un verrou, nous l’avions dit. Il y a eu un basculement, une prise de conscience : renverser les dictatures de façon pacifique est possible ! Il faut du courage, un mouvement de masse, de la détermination et de l’espoir. Une foi en Dieu et/ou en l’avenir. Sous l’étouffement et la répression, il s’agit de revendiquer une certaine idée de l’être humain et de sa dignité. Le droit irrépressible à la liberté.
Les Tunisiens ont ouvert la voie. En Algérie, en Mauritanie puis au Yémen et en Egypte des femmes, des hommes et des jeunes de tous horizons ont exprimé leur mécontentement, leur colère et leur souhait de voir leur régime respectif tomber. Partout des étincelles, des velléités, des sursauts jusqu’en Syrie où le gouvernement annonce préventivement des réformes au cas où d’étranges idées de mobilisation atteignaient le peuple.

Depuis quelques jours l’Egypte vit des troubles considérables. Après trente ans d’un règne sans partage - en ayant imposer l’état d’urgence depuis l’assassinat de Anouar al-Sadate en 1981 - Moubarak et son régime voient le peuple braver son autoritarisme et sa sanglante répression. Les forces de l’ordre et l’armée ont frappé, arrêté, torturé et tiré sur la foule en multipliant les blessés et les morts. Il fallait s’y attendre : l’Egypte n’est pas la Tunisie et le régime s’y sent davantage soutenu par l’Occident eut égard à ses alliances et à sa situation géostratégique. Certes l’administration Obama et l’Europe ont demandé à ce que le peuple ait le droit de manifester mais dans le même temps le soutien au régime et l’impérative stabilité régionale restent des priorités que l’on ne saurait négliger ou relativiser.

Rien ne se passera en Egypte et dans la région sans que les Etats-Unis (et indirectement Israël) ne cherchent à contrôler, ou à tout le moins à orienter, l’évolution de la situation.

Il est difficile de penser qu’ils lâcheront le président Hosni Mubarak mais si la résistance et la contestation étaient véritablement fortes et tendaient à durer, il y a fort à parier qu’ils seront impliqués de près dans la détermination des options alternatives. Les officines américaines, israéliennes et européennes étudient déjà les scénarii dans le cas où la situation échapperait au Raïs égyptien.

Un renversement n’est pas à l’ordre du jour dans l’immédiat mais tout reste possible. Dans tous les cas, il s’agit pour Washington et Tel Aviv de jouer “gagnant-gagnant” : soit avoir un président très affaibli (dont ils pourront déterminer la politique), soit un nouveau régime assez soumis puisqu’ils l’auront installé depuis les coulisses. Rien n’est gagné et le processus de démocratisation sera long, douloureux et empli d’obstacles et de pièges.

Le pouvoir égyptien, comme en Tunisie, a essayé de brandir la menace islamiste en ciblant “la présence active “ des Frères Musulmans. Ce sont eux que l‘on a d’abord arrêté pour faire croire qu’ils étaient les architectes du mouvement populaire. Nul de peut nier que l’organisation, aujourd’hui illégale, demeure une force d’opposition importante. Il reste qu’elle ne mène pas le mouvement et qu’elle ne représente pas la majorité de l’opposition. Sans compter que - s’il faut à l’évidence étudier et rester critique vis-à-vis de certaines positions des Frères Musulmans et d’autres organisations islamistes légalistes et non violentes - ces organisations sont effectivement non violentes et qu’elles ont évolué sur la question de la démocratie, des femmes et de la société civile. On a vu, en Turquie, que la marge d’évolution des mouvements islamistes sur ce genre de problématiques était conséquente. Une
démocratie digne de ce nom doit permettre à tous les mouvements, refusant la violence et acceptant les règles démocratiques pour tous (avant et après les élections), de s’exprimer et de participer aux débats politiques et aux élections.

Pour des raisons de géostratégie, de sécurité et de gestion du conflit israélo-palestinien, tout porte à croire que la démocratie réelle, transparente et sans corruption ni manipulation, n’est pas pour demain en Egypte. Tout y demeurera sous contrôle même si un régime plus ouvert que celui de Moubarak venait à s’installer (ce qu’il faut soutenir et espérer). Il appartiendra au peuple de poursuivre son combat pour le respect de ses droits et de sa dignité. De là où nous sommes, en Occident, il nous faudra accompagner et soutenir ces mouvements populaires en Afrique, en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et jusqu’en Asie quand ils refusent la dictature et la répression et veulent vivre libres. C’est un devoir moral.

C’est ce que nous devons exiger de nos gouvernements occidentaux également. Le président Barack Obama a été présenté comme l’alternative à George W. Bush et à son administration, néoconservatrice et belliqueuse, et l’on attendait de lui une nouvelle façon de faire de la politique. Ce fut le cas au niveau du verbe (et quelques actions phares), sur le plan intérieur comme sur le plan international, avec le remarquable discours du Caire du 4 juin 2009. Une nouvelle ère était promise.

Si l’élection de Barack Obama a permis de briser le verrou symbolique du racisme aux Etats-unis - avec l’élection du premier président afro-américain (il s’agit encore que d’un symbole) - , on aimerait que celui-ci brise aujourd’hui le verrou de l’aveuglement américain et européen vis-à-vis du monde arabe et des sociétés majoritairement musulmanes. Il est l’heure de faire les choix des principes de justice et de liberté, de la démocratie réelle et du respect des peuples plutôt que d’entretenir ces mises en scène de soutien à la démocratisation et aux manifestations populaires alors que les systèmes sont verrouillés et que la collaboration avec les dictateurs n’est un secret pour personne. Le vrai renouveau de l’ère Obama aurait été celui-ci, au-delà des mots de respecter les peuples et non pas uniquement changer le ton et la réthorique.

Peut-être est-il trop tôt encore. Et pourtant. Pour qui étudie l’évolution du monde en général, de l’Afrique et du Moyen-Orient et de l’Asie en particulier, il apparaît évident qu’un déplacement du centre de gravité des relations internationales est en train de s’opérer.

Apparemment lentement, à l’échelle des prochaines échéances électorales aux Etats-Unis ou en Europe, mais de façon particulièrement rapide à l’aune de l’Histoire et des transformations de sociétés. Les puissances chinoise, indienne, et plus largement asiatique, s’installent, dans le paysage politique autant qu’économique, et elles ne trainent pas le même passif historique que l’Occident ni ne nourrissent les mêmes rapports ni les mêmes préjugés vis-à-vis du monde arabe et des sociétés majoritairement musulmanes.

Par ailleurs leur relation avec Israël est de tout autre nature que celle entretenue par les Etats-Unis et les pays européens. L’Occident ne pourra pas éternellement continuer à se tromper sans frais, ni s’entêter, en choisissant son camp sur la base de ses alliances géostrategiques et économiques au dépend des principes humains élémentaires. Car le risque d’un bouleversement des rapports de force et des alliances pourraient à terme disqualifier peu à peu les Etats-Unis et l’Europe, et isoler Israël davantage encore. Et ce non pas parce qu’il s’agit uniquement de nouveaux pouvoirs et de nouvelles puissances, mais également parce que les Gouvernements des Etats-Unis, comme ceux de l’Europe et d’ Israël, ont fait le choix répété de trahir leurs propres principes humains pour privilégier leurs intérêts économiques, sécuritaires et stratégiques. Un jour l’Histoire se retourne et de nouvelles forces apparaissent qui
renversent les rapports de forces et rappellent aux puissants d’hier qu’il aurait mieux valu user différemment de leur pouvoir.

Une leçon que trop de dirigeants et de gouvernements, enivrés par leurs pouvoirs dictatoriaux ou même démocratiques, apprennent malheureusement trop tard.

© Tariq Ramadan 2008
Publié le 30 janvier 2011

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