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Monday, March 21, 2011

La "furia" française

Guerre en Libye : la « furia » française

par Philippe Leymarie

Internationalnews

Le Monde Diplomatique 19 mars 2011

Frappes ciblées, zone d’exclusion aérienne, et — tant qu’on y est — se payer enfin la tête de Kadhafi : les chasseurs Rafale ont fait leurs premières reconnaissances dans le ciel de la Libye samedi en début d’après-midi. La France, revenue des petites compromissions et des grands aveuglements de ce début d’année sur la portée du « réveil arabe », tient enfin sa « grande cause » de salubrité publique internationale, retrouve ses antiennes sur les droits humains, peut mettre en musique l’ingérence à la mode Kouchner. Et peu importe la lettre des résolutions, pourvu qu’on ait l’ivresse…
Le feu est passé au vert, la légitimité acquise : le Conseil de sécurité a donné son onction en votant, le 17 mars, la résolution 1973 sur la Libye ; et un déjeuner-sommet à l’Elysée, samedi, organisé à la va-vite, a conforté l’inattendu "tombeur" de Khadafi. L’ONU est déjà loin : l’expérience prouve qu’il ne faut pas trop s’attacher à la lettre des résolutions, dont l’application se fait souvent sur un mode « glissant » en fonction des intentions de ceux qui sont chargés de les interpréter et de les mettre en œuvre.

Exemple, avec cette invocation en boucle de la nécessité de « protéger les populations » (Civilian protection) :

— Les populations en tant que telles avaient été visées durant la première phase de la répression, lorsque des policiers libyens, puis des mercenaires africains ont tiré sur les manifestants. Mais, si tous les opposants ont été traités de « terroristes d’Al Qaida » ou de « bandits », il n’y a pas eu ensuite de politique de massacre délibéré de civils. Si cela avait été le cas, la résolution de l’ONU aurait sans doute été adoptée plus tôt. Qu’il ait agi avec sincérité ou non, le gouvernement libyen a demandé successivement aux civils de se pousser, de se rallier, de profiter d’une amnistie, etc.

— Il y a un million d’habitants dans la région de Benghazi, mais une fraction de ces civils sont bien … des combattants, qui appartiennent désormais à… une armée, même si elle semble de fortune, et peu efficace. Il s’agit de soldats parfois très aguerris, notamment d’anciens militaires ou policiers ralliés (y compris quelques généraux) ; ou de recrues plus récentes, civiles à l’origine, mais qui manient depuis quelques semaines des armes, y compris de calibre respectable (mortiers, mitrailleuses, batteries antiaériennes, etc.) ou même lourdes (quelques chars, quelques avions).

Guerre secrète
Donc, inutile de se voiler la face. L’objectif n’est pas seulement de mettre des civils à l’abri : il est de renverser le cours de la bataille en permettant aux insurgés de ne pas la perdre ; et d’obtenir dans la foulée la chute du régime. C’est le vrai "but de la guerre", ou "l’effet final recherché", comme disent les militaires, qui aiment bien savoir où ils vont.

Puisque le « Dégage ! » qui a fait fureur ces dernières semaines dans le monde arabe n’a pas suffi en Libye à faire tomber le fruit (pas aussi mûr, apparemment, qu’en Tunisie et en Egypte), il fallait un coup de pouce de l’Occident, qui a un vieux compte à régler avec le dictateur agité de Tripoli, lui-même en délicatesse avec une bonne partie de la Ligue arabe, et de l’Union africaine. Mais, là, on est dans le domaine de la géopolitique, bien plus que dans celui de l’humanitaire, quoi que prétende la résolution onusienne.

Autre aspect qui peut prêter à confusion : l’intervention au sol. Elle est exclue par la résolution de l’ONU, et les principaux partenaires en cause ne souhaitent pas que leurs troupes apparaissent comme les envahisseurs ou occupants d’un pays arabe ou musulman, dans le sillage de ce qui s’est fait en Irak et en Afghanistan. Donc, elle ne devrait pas se faire. Mais il y a des moyens de contourner la dificulté :

— l’expédition d’armes, via des fournisseurs tiers ;

— l’envoi de "conseillers", pour entraîner les insurgés libyens ;

— l’action clandestine, menée par des commandos ("éclairage" des frappes, coups de main, sabotages, provocations).
Une équipe de commandos britanniques avait été interceptée le mois dernier… par les rebelles
— indice de cette « guerre secrète » qui, presque toujours, précède ou accompagne une opération « officielle ». D’ailleurs, la résolution 1973 autorise « l’emploi de tous les moyens nécessaires » à la protection des populations, ce qui donne une marge d’interprétation plutôt large...
Habillage politique
C’est une entreprise essentiellement franco-britannique, avec aux manettes deux gouvernements conservateurs : sans remonter aux guerres mondiales, on peut rappeler l’expédition commune sur le Canal de Suez, en 1956 ; et la conclusion, en novembre 2010, d’une batterie d’accords de coopération militaire, avec — pour la première fois — un volet concernant la dissuasion nucléaire, que ces deux pays sont les seuls à exercer dans l’Union européenne.

C’est donc l’occasion de se débarrasser d’un régime déconsidéré, infréquentable, etc. — le paradoxe étant que, ces dernières années, ledit régime s’était amendé, et avait été partiellement réintégré dans le jeu international. L’Italie en avait fait son partenaire privilégié, en matière économique, mais aussi d’antiterrorisme et de contrôle de l’immigration illégale. La France avait signé avec Tripoli un accord de défense, avec à la clé des ventes d’armement et des coopérations (qui pour la plupart, par chance – vu rétrospectivement –, n’avaient pas été suivies d’effets !). Et aujourd’hui, Paris se retrouve en situation d’avoir à détruire en Libye les derniers Mirage de fabrication française, vendus en leur temps par Dassault… avec l’appui de l’Etat français.

Les état-majors, à Paris et à Londres, préparaient depuis plusieurs semaines des scénarios d’intervention. Ils mènent d’ailleurs ces jours-ci, en France, un exercice commun baptisé « Southern Mistral », prévu de longue date, mais qui – de fait – rassemble des moyens techniques et humains qui peuvent servir dans l’opération actuelle.
Mini-coalition
Quelques constatations politico-diplomatiques :
— Les armées de ces deux pays sont épaulées, sur un mode mineur, par le Canada, le Danemark, la Norvège, la Pologne, peut-être l’Espagne ;
— L’Italie, qui avait voulu éviter un engagement jusqu’à ces derniers jours, a fait volte-face, acceptant que ses bases dans le sud soient utilisées par la mini-coalition ;
— L’Allemagne et la Turquie ont tout fait pour rester en dehors de cette initiative ;
— Les Américains se faisaient prier depuis quelques semaines (à cause de la situation périlleuse à Bahrein et au Yémen ?), et n’ont accepté de donner leur voix et leur aide (mais, semble-t-il, mesurée) que lorsqu’il est apparu que le régime Kadhafi allait tirer son épingle du jeu, voire sortir renforcé de l’aventure ;
— L’OTAN est tenue à distance – du fait surtout des Français – afin de faire oublier l’actuelle opération calamiteuse en Afghanistan…
— L’Union européenne est marginalisée, une fois de plus, en tant qu’institution : le géant économique peine à définir et mettre en œuvre une politique étrangère et de défense commune ;
— La Russie et la Chine ont laissé faire (Khadafi n’est pas défendable, même par eux), renonçant à leur droit de veto : d’autres chats à fouetter, sans doute (voir plus loin ce qu’ils en ont dit à New-York) ;
— Quelques petits pays de la Ligue arabe sont appelés à faire de la figuration, pour « habiller » l’intervention franco-britannique : Liban, Qatar, Emirats arabes unis, Jordanie. Mais les voisins immédiats de la Libye (Tunisie, Egypte), encore fragiles, sont restés discrets. Soudan, Tchad, Algérie – qui font le dos rond – n’en pensent pas moins. Et l’Union africaine, pourtant annoncée, n’était pas représentée au "banquet des frappes", samedi à la mi-journée, à l’Elysée.
— Et à propos d’Elysée, belle opération de politique intérieure-extérieure de Nicolas Sarkozy, flanqué de l’Ex - l’ancien premier ministre Alain Juppé, appelé au secours d’une diplomatie française en péril - qui parvient à faire oublier ... les cantonales hexagonales, les inquiétudes sur la sécurité des centrales dans la France championne du monde de l’électricité nucléaire, les catastrophes au Japon ... rien de tel qu’une bonne guerre, surtout si elle n’est pas trop difficile à mener, pour faire bouger les lignes ... politiques.
Cibles prioritaires
Le montage de cette coalition, une fois habillée politiquement par l’ONU, pose surtout des problèmes de coordination et d’efficacité sur le terrain – la difficulté étant aussi de déterminer les cibles et leur priorité, dans la phase des premières frappes : dans une optique étroite, il s’agit des radars, systèmes anti-aériens, pistes d’aviation, et bases aériennes. Dans une définition plus large, une gamme d’objectifs qui peut aller des centres de commandement, casernes, etc. aux sièges ou émetteurs de la radio-télévision, voire aux colonnes de véhicules et soldats de Kadhafi. On le disait : les résolutions sont élastiques ...
Sur un plan technique, le « cocktail » de moyens à rassembler n’est pas si considérable, surtout si l’on pense à la relative faiblesse des moyens dont dispose le régime Kadhafi : au mieux, une quarantaine de milliers de soldats, dont moins d’un tiers de troupes d’élite ; une douzaine de chasseurs en état de vol ; d’anciens modèles de blindés, etc.
Il faut, pour faire respecter une « no-fly zone » sur la durée, mobiliser :
— des moyens d’observation (des satellites américains) et de contrôle ou guidage (appareils AWACS français ou otaniens) ;
— des chasseurs (Mirage, Rafale, Tornado, F16), et le cas échéant, leurs avions-ravitailleurs ;
— des bases (Solenzara en Corse est à une heure des côtes libyennes, mais il y a mieux en Sicile, à Malte) ;
— l’envoi d’un ou plusieurs porte-avions est également possible : le Charles-de-Gaulle français, disponible à Toulon, pourrait appareiller dès dimanche ; l’Enterprise américain attendait un ordre ces derniers jours en mer Rouge, mais des unités amphibies de l’US Navy sont déjà près des côtes libyennes.
Au delà de la Ligue
Pour info, voici – telles que les restituait Jean-Dominique Merchet, sur son blog Secret défense – les raisons données par les cinq pays (sur quinze) du Conseil de sécurité qui se sont abstenus de soutenir la résolution franco-britannique :
— L’Allemagne « ne souhaite pas s’engager dans une confrontation militaire » ;
— L’Inde est convaincue qu’il « n’existe pratiquement aucune information crédible sur la situation sur place » qui puisse justifier la décision d’établir une zone d’exclusion aérienne et ne « sait pas plus comment les mesures prises seront appliquées » ;
— Le Brésil estime que « le texte présenté aujourd’hui envisage des mesures qui vont bien au-delà de l’appel de la Ligue des Etats arabes qui demandait des mesures fortes pour faire cesser la violence. (...)Nous ne sommes pas convaincus que l’utilisation de la force permettra d’atteindre l’objectif commun qui est de mettre un terme à la violence et de protéger les civils » ;
— La Russie s’y oppose « pour des raisons de principe » et déplore le fait de n’avoir pas obtenu de réponse sur les moyens permettant de mettre en place le régime d’exclusion aérienne. « Nous avons aussi vu passer sous nos yeux un texte dont le libellé n’a cessé de changer, suggérant même par endroits la possibilité d’une intervention militaire d’envergure. »
— La Chine rappelle qu’elle s’est « toujours opposée au recours à la force dans les relations internationales » et qu’elle « éprouve toujours de grandes difficultés à l’égard de plusieurs dispositions importantes du texte de la résolution ».

19/03. Défense en ligne
http://blog.mondediplo.net
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http://www.internationalnews.fr/article-r-69704544.html
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