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Friday, September 30, 2011

Salah Karker, l’oublié de la révolution tunisienne


Le 11 octobre 1993, le ministre d’Etat, ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire français a signé à l’encontre de Salah Karker deux arrêtés :

Le premier : « d’expulsion pour nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat et la sécurité publique » ;

Le second : « d’assignation à résidence dans le Finistère, dans l’attente que soient réunies les conditions de l’expulsion ».

Le 30 octobre 1993 à 9 heures du matin, la police française arrête Salah Karker à son domicile et le conduit dans l’île d’Ouessant, au large de Brest.

Salah Karker, le cofondateur du MTI en 1981, celui qui l’a dirigé au milieu des années 1980 et particulièrement lors des préparatifs du coup d’Etat de 1987 (8 novembre) , le réfugié politique en France en 1988, le banni de son mouvement en 1993,( mesure qui ne devient officielle qu’en 2002), vit, depuis bientôt dix huit ans, un exil dans l’exil et ne doit son retour dans sa famille qu’à un accident vasculaire cérébral qui a failli l’emporter. Pourchassé par le régime tunisien, il fut, selon les révélations récentes d’un ancien officier des services spéciaux tunisiens, l’un des trois opposants tunisiens, réfugiés politiques en France, à devoir subir la vindicte du dictateur de Carthage en 1991.

Dans cet excellent papier, Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix nous présentent Salah Karker, « l’oublié de la révolution tunisienne ».

Prochainement, je ferais connaître Salah Karkar, le dirigeant politique qui n’a pas hésité à assumer courageusement ses responsabilités dans certains événements, qui a fait son mea culpa et qui a profondément changé, allant jusqu’à préconiser pour son ancien mouvement, dès le début des années 2000, la voie que semble adopter la direction actuelle, non sans un certain opportunisme électoral.

Salah Karkar « l’oublié de ses frères » aussi et tel que je l’ai connu à partir de 1991.

Ahmed Manai

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Salah Karker, l’oublié de la révolution tunisienne

Par Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix

Article publié le lundi 19 septembre 2011

Depuis le salon des Karker, au 7e étage d’une HLM d’Eaubonne (Val-d’Oise), la vue sur le quartier populaire des Dures Terres est imprenable. Ce paysage, Salah Karker le connaît par cœur. L’homme ne sort plus de chez lui. Ou sinon pour de petites balades devant l’immeuble, «quelques minutes seulement, après il a des vertiges», dit sa femme, Samira, qui lui consacre tout son temps.

Salah Karker a 63 ans, mais il fait bien plus. Un accident vasculaire cérébral en 2005 l’a gravement handicapé. Selon son médecin, il est hémiplégique du côté droit, ne peut plus «verbaliser les pensées et les émotions», souffre d’«hypotonie», une intense fragilité musculaire.

Karker fut dans les années 1980 une tête pensante du mouvement islamiste tunisien. Un des fondateurs en 1989 de ce qui allait devenir «Ennahda» (Renaissance), parti interdit sous Ben Ali, à nouveau autorisé depuis la révolution. Mais aujourd’hui, il ne peut plus lire ni écrire, parle avec d’immenses difficultés. Cherche ses mots pendant de longues secondes. Les trouve rarement, tant son vocabulaire est limité. Samira l’encourage. «Que veux tu dire, Salah?» Il lève les bras, dans un geste d’impuissance, rictus gêné.

Pour les autorités françaises, Salah Karker reste pourtant un dangereux islamiste. Malgré la révolution de janvier 2011 en Tunisie, l’Etat français n’a toujours pas abrogé l’assignation à résidence décidée en 1993 par le ministre de l’intérieur de l’époque, Charles Pasqua. Les anciens chefs politiques d’Ennahda sont revenus d’exil après la révolution, ils sont même candidats aux élections de l’Assemblée constituante, prévues le 23 octobre. Mais la France continue d’avoir peur de Salah Karker. Assigné à résidence à son propre domicile, il ne peut quitter le territoire communal.

Son avocat, Jean-Daniel Dechezelles, a déposé un nouveau recours en février auprès du ministère de l’intérieur. Pas de nouvelles, depuis, des autorités, sauf pour demander des pièces complémentaires.

Contacté, le service de presse du ministre de l’intérieur, Claude Guéant, indique que «la demande d’abrogation de l’arrêté d’expulsion et par voie de conséquence de l’assignation à résidence est instruite par les services», sans faire davantage de commentaires. «Il faut arrêter de m’embêter, de m’accuser, articule péniblement Karker. Il faut me laisser vivre ma vie, maintenant.»«Vivre ta vie, mais quelle vie, Salah? Tu ne peux même plus sortir…», lui répond Samira.

Depuis 1993, Salah Karker n’est plus libre de ses mouvements. Guerre civile en Algérie, attentats… La France vit alors dans la hantise de l’islamisme. Le ministre de l’intérieur, Charles Pasqua, se fait fort de traquer les réseaux islamistes en France. En octobre 1993, le ministre signe de sa main un arrêté d’expulsion en «urgence absolue». «Salah Karker (…) apporte un soutien actif à un mouvement terroriste présent en France et dans d’autres pays européens. En raison de l’ensemble de son comportement, l’expulsion de cet étranger constitue une nécessité impérieuse pour la sûreté de l’Etat et la sécurité publique.»

Pourtant – et Pasqua le sait bien –, Karker est inexpulsable: condamné à mort en Tunisie en 1987, il a fui et obtenu l’asile politique en France l’année suivante. Le ministre de l’intérieur signe donc un second arrêté qui l’assigne à résidence dans le Finistère. Charge au préfet de lui trouver un point de chute. A l’époque, la France et la Tunisie de Ben Ali travaillent main dans la main pour lutter contre les islamistes – en Tunisie, la répression est féroce, à coup d’emprisonnements et de torture. «Ben Ali était un bon supplétif des Occidentaux notamment dans la lutte contre les islamistes», rappelle Jean-Daniel Dechezelles. Selon lui, l’ordre de neutraliser Karker est venu directement du Palais de Carthage. «C’était un accord tacite entre les deux Etats», dénonce Salah Karker. Une situation absurde, aussi légale qu’arbitraire

Pour le chef islamiste, c’est le début d’une longue succession de résidences surveillées en France. Le préfet du Finistère, Christian Frémont (aujourd’hui directeur de cabinet de Nicolas Sarkozy à l’Elysée), l’envoie d’abord au large, sur l’île d’Ouessant. Puis le rapatrie sur le continent, dans un hôtel de Brest, avec plusieurs agents des renseignements généraux pour le surveiller en permanence – la facture est alors estimée à un million de francs par an, selon un syndicat de police.

Karker est ensuite expédie à l’autre bout de la France: Saint-Julien-de-Chapteuil et Cayres (Haute-Loire), puis Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence), où il restera près de dix ans. «Ils choisissaient les endroits les plus éloignés pour qu’ils soient difficiles d’accès», raconte Jaafar Karker, 32 ans, l’aîné des six enfants de la famille, ingénieur en Suisse. «Une fois, on a même dû sortir des banderoles pour que les RG se décident à venir nous chercher à la gare», se rappelle Samira.

La famille a multiplié les recours devant le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, la Commission des droits de l’homme des Nations unies. Sans succès. Tout au long de ces années, Karker est resté dans une zone grise du droit: assigné à résidence sans être sous le coup de la moindre procédure judiciaire. Une situation absurde, aussi légale qu’arbitraire. «Si je suis coupable d’avoir commis des actes délictueux; ma place n’est pas dans une chambre d’hôtel mais en prison. Lorsque je demande ce que l’on compte faire de moi, je n’ai droit qu’au silence», explique-t-il au Provençal en 1995.

Le 15 janvier 2005, Salah Karker fait un accident vasculaire cérébral. La surveillance policière s’est relâchée. De longues heures se passent avant qu’il ne soit emmené à l’hôpital de Digne. L’hémorragie a comprimé le cerveau. Un mois de coma. Les séquelles sont lourdes. Pendant quelque temps, Karker perd la mémoire. Il l’a aujourd’hui retrouvée, en partie seulement.

Malgré ce grave incident de santé, la France n’a jamais abrogé les arrêtés de 1993. Tout au plus Karker est-il autorisé à rentrer chez lui. En 2007, sa femme intente un nouveau recours. «Sa présence est toujours de nature à menacer gravement l’ordre public», lui répond le ministère de l’intérieur. «L’Etat n’annule jamais ses propres décisions. Ce serait reconnaître que la France a pris un jour une décision inique sur le plan juridique et des droits de l’homme», dénonce l’avocat. «C’est injuste… c’est déplorable… c’est absurde… Moi je suis toujours ici, je ne fais que dire la même chose, mais les diplomates français ne veulent pas voir», dit Salah Karker, épuisé – «au bout de vingt minutes, il fatigue», explique sa femme.

Salah Karker n’a ni carte de séjour ni revenus, à part l’aide médicale d’Etat qui prend en charge ses soins. Le couple vit grâce aux dons de ses enfants et au RSA de Samira, à qui la France refuse la nationalité au motif qu’elle vit de prestations sociales et qu’elle soutient «les théories développées par [son] époux». «Si, actuellement, la position officielle de l’organisation Ennadha vise à promouvoir, à travers des moyens légaux et pacifiques, la cause de l’islam en Tunisie, son objectif, à la fin des années 1980, était de s’emparer du pouvoir par les armes afin d’y instaurer un Etat islamique», lui a écrit en avril 2010 un haut fonctionnaire du ministère de l’immigration.

Fondateur en 1981 du Mouvement de la tendance islamique (MTI) devenu ensuite Ennahda, Salah Karker reste comme ses anciens camarades Rached Ghannouchi ou Abdelfattah Mourou un personnage contesté en Tunisie. Dans les années 1980, Karker et ses amis défendaient un islam radical. Karker a été emprisonné trois ans sous Bourguiba, période où la répression anti-islamiste battait son plein. Certains voient la main du parti derrière les attentats des 2 et 3 août 1987 à Monastir et Sousse, dans lesquels treize personnes avaient été blessées.

Mais aujourd’hui, le paysage est bien différent. .Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahda, parti qui pourrait réaliser un score substantiel aux élections à la Constituante du 23 octobre, se revendique d’un islam ouvert, sur le modèle de l’AKP en Turquie. Quant à Salah Karker, il a depuis plusieurs années renoncé à l’Etat islamique. «Il a eu le temps de réfléchir…», dit son fils Jaafar. «Je me suis dit au début des années 2000 que l’urgence, c’était un Etat de droit… que Ben Ali s’en aille», dit Karker. «Il faut laïciser le mouvement islamiste, expliquait-il à Libération en 2002, avant son AVC. Islamiste, je n’aime pas le mot.

Je suis tunisien, musulman pratiquant, démocrate, prônant la séparation de l’Etat et de la religion.»

Ennahda l’a même exclu en 2002, jugeant ses propos trop édulcorés. Il entretient désormais des relations polies, sans plus, avec ses anciens amis.

Vu son état, Salah Karker a de toute façon renoncé à l’activité politique. «Moi je ne fais rien parce que je ne peux ni parler, ni réfléchir.» Quant on lui demande ce qu’il pense de la révolution, son visage s’éclaire. «Je suis content… Ben Ali c’est fini, comme par miracle… La révolution, c’est une joie pour tout le peuple tunisien…. Elle avance tout doucement.»

Salah Karker voudrait juste retourner une fois en Tunisie, ce pays qu’il a quitté en 1988. «Une semaine, et je le ramène pour pas qu’il fatigue trop», soupire Samira. A condition, évidemment, que le ministère de l’intérieur lève enfin l’assignation à résidence à laquelle Karker, prisonnier sans jugement ni prison, est assujetti depuis dix-huit ans.

Mediapart

Salah Karker, l’oublié de la révolution tunisienne

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