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Tuesday, September 04, 2012

Qui a peur de l’Homme perse?

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    Qui a peur de l’Homme perse? Déconstruction de la psychose autour du nucléaire iranien [PARTIE 3]

    2 septembre 2012 , par Tristan Irschlinger & Victor Santos Rodriguez { + }

  • © http://stephensizer.blogspot.co.uk/
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    PARTIE 3 : NON-ALIGNÉ MAIS PAS FOU À LIER

    Com­bien de fois n’a-t-on pas entendu dire que les diri­geants ira­niens, avec comme figure de proue le machia­vé­lique Ahma­di­ne­jad, sont des idéo­logues fana­tiques et irra­tion­nels? Aveu­glés par un anti­sé­mi­tisme vis­cé­ral, ils sacri­fie­raient volon­tiers des mil­lions d’Iraniens dans le simple but de “rayer Israël de la carte”. De même, obnu­bi­lés par un anti-américanisme pri­maire, nul ne sait à quoi ils seraient prêts dans leur com­bat idéo­lo­gique contre le “Grand Satan”. De telles asser­tions sont aujourd’hui mon­naie cou­rante, aussi bien dans les médias que dans le dis­cours des poli­ti­ciens occi­den­taux, se pro­pa­geant ainsi dans l’opinion publique. Alors, qu’en est-il réel­le­ment? Les Ira­niens, fous? Pas si sûr… En effet, rien ne porte à croire que les diri­geants ira­niens soient moins rai­son­nés que leurs homo­logues occi­den­taux. On peut ne pas par­ta­ger les valeurs et l’idéologie des diri­geants en poste à Téhé­ran. Mais dire qu’ils sont irra­tion­nels, c’est une autre histoire…

    Sanc­tua­ri­ser un ter­ri­toire menacé

    Les inquié­tudes évoquées se cris­tal­lisent imman­qua­ble­ment autour de la ques­tion du nucléaire ira­nien. D’aucuns s’interrogent sur les moti­va­tions pro­fondes du pro­gramme ira­nien, crai­gnant que ses visées soient de nature bel­li­queuse, notam­ment à l’égard de l’État hébreu. Tou­te­fois, cette peur doit être rela­ti­vi­sée, voire dis­si­pée. En effet, un pro­gramme nucléaire de nature mili­taire, dont l’existence n’est d’ailleurs tou­jours pas avé­rée, sem­ble­rait plus répondre à des impé­ra­tifs géos­tra­té­giques défen­sifs qu’à une ani­mo­sité pro­fonde à l’encontre d’Israël ou de qui­conque. L’acquisition de l’arme ato­mique s’avérerait, dans le contexte régio­nal et mon­dial actuel, un moyen ration­nel de sau­ve­gar­der les inté­rêts vitaux de la Répu­blique isla­mique d’Iran, à com­men­cer par sa sécurité.
    Téhé­ran a de nom­breuses rai­sons objec­tives de se sen­tir vul­né­rable et menacé. Géo­gra­phi­que­ment d’abord, comme le montre bien la carte ci-dessus, le ter­ri­toire ira­nien est lit­té­ra­le­ment encer­clé par des pays proches, voire à la botte, des inté­rêts amé­ri­cains.1 Au nord, depuis novembre 2001 et la traque des réseaux d’Al-Qaïda, des faci­li­tés mili­taires étasu­niennes ont été ins­tal­lées au Tad­ji­kis­tan, en Ouz­bé­kis­tan et au Kir­ghi­zis­tan. Ces bases mili­taires viennent com­plé­ter celles situées au sud dans les pays du Golfe, qui, à l’image de l’Arabie Saou­dite, sont des alliés tra­di­tion­nels des États-Unis. A l’est et à l’ouest, en Afgha­nis­tan et en Irak, un gou­ver­ne­ment cen­tral a été mis en place par les Amé­ri­cains. Au sud-est, bien que la popu­la­tion nour­risse un anti-américanisme viru­lent, le Pakis­tan est offi­ciel­le­ment et his­to­ri­que­ment pro-américain depuis la Guerre froide. Enfin, les alliances nouées de longue date par Washing­ton avec la Tur­quie limi­trophe et Israël viennent davan­tage ali­men­ter ce sen­ti­ment de siège.

    Cette vul­né­ra­bi­lité géos­tra­té­gique ne serait pas tant pro­blé­ma­tique si l’Iran main­te­nait de bonnes rela­tions avec les États-Unis. Mais, loin d’être au beau fixe, elles ont été pour le moins désas­treuses depuis la Révo­lu­tion isla­mique de 1979 qui porta les mol­lahs au pou­voir. Dès lors, des poli­ti­ciens amé­ri­cains de pre­mier plan n’ont cessé d’appeler de leurs vœux un chan­ge­ment de régime. A Téhé­ran, ces menaces sont per­çues comme étant d’autant plus cré­dibles qu’en 1953, la CIA n’a pas hésité à inter­ve­nir en Iran afin de ren­ver­ser le régime démo­cra­ti­que­ment élu de Mos­sa­degh car il n’était pas suf­fi­sam­ment ali­gné sur les posi­tions amé­ri­caines.2 Ce goût pro­noncé de la pre­mière puis­sance mon­diale pour l’interventionnisme à outrance s’est encore véri­fié en 2003, lorsque les Amé­ri­cains ont appli­qué le dan­ge­reux concept de guerre pré­ven­tive sur l’Irak. La même option est d’ailleurs aujourd’hui sérieu­se­ment envi­sa­gée contre l’Iran.3 En atten­dant, outre des sanc­tions écono­miques dra­co­niennes qui asphyxient l’économie ira­nienne, une guerre sou­ter­raine contre Téhé­ran a d’ores et déjà été lan­cée. Dans ce cadre, des spé­cia­listes ira­niens du nucléaire ont été mys­té­rieu­se­ment assas­si­nés et des virus infor­ma­tiques, déve­lop­pés conjoin­te­ment par les États-Unis et Israël, se sont atta­qués aux ins­tal­la­tions nucléaires ira­niennes.4

    Consi­dé­rant cette vul­né­ra­bi­lité géos­tra­té­gique ainsi que la menace que consti­tue le pen­chant inter­ven­tion­niste de l’Oncle Sam, ne serait-il pas ration­nel pour l’Iran d’entreprendre l’acquisition d’une bombe nucléaire qui le pré­mu­ni­rait contre toute ingé­rence étran­gère? Cer­tai­ne­ment. Cette démarche ne serait-elle pas même d’une cer­taine manière légi­time? Dans l’absolu, non. Les armes nucléaires sont immo­rales et poten­tiel­le­ment dévas­ta­trices. Rien ne pourra jamais tota­le­ment dédoua­ner la conscience de leurs déten­teurs. Cepen­dant, gar­dons à l’esprit que les neuf autres puis­sances nucléaires, dont l’étau régio­nal consti­tué par Israël, le Pakis­tan et l’Inde, ont obtenu l’arme ultime uni­que­ment dans une optique défen­sive de dis­sua­sion, en par­ti­cu­lier de par les menaces exté­rieures qui pesaient sur leur propre sécu­rité natio­nale.5 Seuls les États-Unis ont jusqu’ici uti­lisé la bombe ato­mique, rasant ainsi les villes de Hiro­shima et Naga­saki en 1945… Mora­le­ment, les Amé­ri­cains sont d’autant moins cré­dibles dans leurs remon­trances à l’encontre des Ira­niens qu’ils ne se sont jamais offus­qués des vel­léi­tés nucléaires d’Israël, État qui n’a pour­tant rien à envier à l’Iran en matière d’opacité.6 Deux poids, deux mesures. Mais quelle est donc la légi­ti­mité des don­neurs de leçons?

    “Le régime ira­nien est un acteur ration­nel”

    Cer­tains ne se pré­oc­cupent pas tant des motifs qui sous-tendraient une poten­tielle acqui­si­tion de l’arme ato­mique par l’Iran, mais émettent plu­tôt d’importantes réserves quant à la capa­cité des diri­geants ira­niens à la gérer ration­nel­le­ment. L’arme nucléaire ne serait pas intrin­sè­que­ment pro­blé­ma­tique, tant qu’elle reste dans les mains de diri­geants rai­son­nés. C’est tout le débat sur l’irrationalité des diri­geants du Sud, dont émanent comme des relents de pater­na­lisme mal déguisé. Alors est-il jus­ti­fié de dou­ter de la rai­son des diri­geants iraniens?
    Si l’on s’en tient à la rhé­to­rique, il est vrai que Téhé­ran n’a pas tou­jours fait dans la tem­pé­rance. En effet, les dia­tribes pro­vo­ca­trices aux­quelles Ahma­di­ne­jad a habi­tué la com­mu­nauté inter­na­tio­nale sont sou­vent d’une vio­lence rare. Sou­li­gnons tou­te­fois que l’exemple para­dig­ma­tique uti­lisé pour attes­ter de la folie des diri­geants ira­niens ne résulte que de la récu­pé­ra­tion poli­tique d’une cita­tion infi­dè­le­ment res­ti­tuée et sor­tie de contexte. Selon la légende, le pré­sident ira­nien aurait appelé à “rayer Israël de la carte”. En réa­lité, Ahma­di­ne­jad aurait plu­tôt affirmé que “le régime qui occupe Jéru­sa­lem (een rezhim-e eshghalgar-e qods) doit dis­pa­raître des pages du temps (bayad az safheh-ye ruz­gar mahv sha­ved)”.7 C’est l’avis de Juan Cole, pro­fes­seur d’Histoire du Moyen-Orient à l’Université du Michi­gan, qui parle cou­ram­ment le farsi. Plus révé­la­teur encore, le Middle East Media Research Ins­ti­tute (MEMRI), orga­nisme furieu­se­ment pro-Israël, tra­duit l’expression de manière simi­laire : “ce régime [doit être] éliminé des pages de l’Histoire”.8 De sur­croît, il est impor­tant de noter que la fameuse “cita­tion” est elle-même une cita­tion du défunt aya­tol­lah Kho­meiny, père de la Révo­lu­tion isla­mique.9 Loin donc d’appeler à la des­truc­tion phy­sique de l’État hébreux, Ahma­di­ne­jad a emprunté des mots qui n’étaient pas les siens pour expri­mer sa pro­fonde oppo­si­tion idéo­lo­gique au régime sio­niste10 et son sou­hait qu’il dis­pa­raisse un jour. L’exemple de cette cita­tion fac­tice, visant à la dia­bo­li­sa­tion abso­lue du per­son­nage, illustre bien la mani­pu­la­tion média­tique et la pro­pa­gande en action contre la Répu­blique isla­mique d’Iran.

    Mal­gré la dénon­cia­tion néces­saire de ce genre de mani­pu­la­tions, il n’en reste pas moins que la bru­ta­lité des pro­pos de Ahma­di­ne­jad est à bien des égards cho­quante. Néan­moins, inter­pré­ter cette gran­di­lo­quence de manière trop lit­té­rale pour­rait rele­ver du four­voie­ment. Il est per­mis de pen­ser que ces harangues enflam­mées ne font en réa­lité que répondre à des contraintes liées à la poli­tique inté­rieure.11 Ne béné­fi­ciant pas d’un socle élec­to­ral solide, Ahma­di­ne­jad cherche vrai­sem­bla­ble­ment à unir la nation der­rière lui contre un ennemi com­mun, l’Occident impé­ria­liste. Force est tou­te­fois de consta­ter que cette rhé­to­rique bel­li­gé­rante ne s’est jusqu’ici aucu­ne­ment tra­duite dans les faits. En effet, l’Iran n’a agressé aucun autre État depuis plu­sieurs cen­taines d’années.12 Il ne reven­dique par ailleurs aucun ter­ri­toire de ses voi­sins, avec la plu­part des­quels il entre­tient des rela­tions apai­sées. Au niveau des dépenses mili­taires, l’Iran fait pâle figure face à Israël, et a for­tiori face aux États-Unis. Comme le rap­pelle jus­te­ment Ste­phen Walt, son bud­get de défense ne repré­sente cer­tai­ne­ment pas plus que le cin­quan­tième de celui de Washing­ton.13
    Cette conduite somme toute rai­son­nable de la poli­tique étran­gère ira­nienne amène nombre de poin­tures de l’establishment mili­taire amé­ri­cain et israé­lien à s’accorder sur le fait que les diri­geants ira­niens soient ration­nels. L’actuel chef d’état-major des armées des États-Unis, le géné­ral Mar­tin Demp­sey, a récem­ment affirmé devant CNN : “Je peux vous dire que j’ai été confronté à cette ques­tion depuis que je suis arrivé au Com­man­de­ment cen­tral en 2008. Et nous sommes de l’opinion que le régime ira­nien est un acteur ration­nel”.14 Du coté israé­lien, le même son de cloche peut égale­ment être entendu. Meir Dagan, ancien diri­geant du Mos­sad, l’agence natio­nale de ren­sei­gne­ment israé­lienne, a ainsi déclaré sur CBS : “Le régime en Iran est un régime très ration­nel … sans doute que le régime ira­nien n’est pas tout à fait ration­nel selon les cri­tères de ce que j’appelle la pen­sée occi­den­tale, mais il ne fait aucun doute qu’ils réflé­chissent à toutes les consé­quences de leurs actes.”15 Mal­gré tout, l’opinion de ces véri­tables spé­cia­listes peine à per­cer le brouillard de sus­pi­cion qui flotte autour de Téhéran.

    Conclusion
    En somme, qu’on par­tage leurs orien­ta­tions idéo­lo­giques ou non, nul doute que les diri­geants de la Répu­blique isla­mique d’Iran sont très loin de la démence qu’on leur prête volon­tiers en Occi­dent. Bien que peu démo­cra­tique et oppres­sif à l’interne, le régime ira­nien pour­suit à l’international des poli­tiques cen­sées du point de vue de la sau­ve­garde des inté­rêts vitaux de son pays. Pro­té­ger un ter­ri­toire vul­né­rable et menacé relève non seule­ment de la ratio­na­lité la plus élémen­taire, mais égale­ment du devoir moral pour tout chef d’État. Pour ce faire, un pro­gramme nucléaire de nature mili­taire ferait tout à fait sens dans une pers­pec­tive pure­ment géostratégique.
    Alors, au final, pas si fous ces Ira­niens… Ou, en tout cas, pas plus que les autres! Les États-Unis étaient-ils plus ration­nels à l’heure de s’embourber en Irak sans rai­son valable, et d’y dépen­ser des mil­liards de dol­lars dans une guerre absurde? De même, quelle légi­ti­mité ont-ils lorsqu’ils taxent les diri­geants ira­niens de fon­da­men­ta­listes reli­gieux fana­tiques, alors que leur propre pré­sident — Georges W. Bush — menait une poli­tique étran­gère dic­tée par la mis­sion divine dont Dieu l’aurait investi?16
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    Mais quelles seraient les consé­quences concrètes d’une acqui­si­tion de l’arme ato­mique par la Répu­blique isla­mique d’Iran? C’est ce sur quoi nous nous pen­che­rons la semaine pro­chaine. Soyez au rendez-vous sur jetdencre.ch !
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    1 WALT, Ste­phen, “Top ten media fai­lures in the Iran war debate”, Ste­phen Walt’s blog (walt.foreignpolicy.com), 11 mars 2012.
    VICTOR, Jean-Christophe, “Le cau­che­mar géo­po­li­tique de l’Iran”, Le Des­sous des Cartes, 4 octobre 2003.
    2 RISEN, James, “Secrets of His­tory: The CIA in Iran”, New York Times, 16 avril 2000.
    3 COTTA-RAMUSINO, Paolo, HASSNER, Pierre et NORLAIN, Ber­nard, “Nucléaire ira­nien : toute attaque pré­ven­tive serait une erreur fatale”, Le Monde, 18 avril 2012.
    5 Walt, Ste­phen, op. cit.
    6 ALGAZY, Joseph, “Le flou nucléaire israé­lien”, Le Monde Diplo­ma­tique, août 2005.
    7 COLE, Juan, “Hit­chens hackers an hit­chens”, Infor­med Com­ment (Juan Cole’s blog), 3 mai 2006.
    http://www.juancole.com/2006/05/hitchens-hacker-and-hitchens.html
    8 Middle East Media Research Ins­ti­tute (MEMRI), 28 octobre 2005.
    http://www.memri.org/report/en/0/0/0/0/0/0/1510.htm
    9 NOROUZI, Arash, “Amha­di­ne­jad n’a jamais dit: Israël doit être rayé de la carte”, The Inter­na­tio­nal Soli­da­rity Move­ment, 6 octobre 2007.
    10 Selon Larousse, le sio­nisme est défini comme le “mou­ve­ment dont l’objet fut la consti­tu­tion, en Pales­tine, d’un État juif.”
    11 Inter­view vidéo d’Hubert Védrine par Oli­vier Bailly, 11 juillet 2008.
    http://www.agoravox.fr/tribune-libre/politiques-citoyens/article/hubert-vedrine-contre-l-irreal-42047
    12 LEUPP, Gary, ““The Stu­pi­dest Idea I Ever Heard”: The Irra­tio­na­lity of the Case against Iran’s Nuclear Pro­gram”, Counterpunch.org, 12 avril 2012.
    13 Walt, Ste­phen, op. cit.
    14 Inter­view vidéo du géné­ral Mar­tin Demp­sey par Fareed Zaka­ria, février 2012.
    http://www.youtube.com/watch?v=2TtIpiXle98&feature=player_embedded
    15 Inter­view vidéo de Meir Dagan par Les­ley Stahl, 11 mars 2012.
    http://www.cbsnews.com/video/watch/?id=7401688
    16 MACASKILL, Ewen, “George Bush: ‘God told me to end the tyranny in Iraq’”, The Guar­dian, 7 octobre 2005.

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