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Tuesday, June 18, 2013

Antifascisme et luttes de l’immigration et des banlieues : parallèles et paradoxes

Antifascisme et luttes de l’immigration et des banlieues : parallèles et paradoxes


« En vérité, y a-t-il donc une différence entre un racisme et un autre ? Ne retrouve-t-on pas la même chute, la même faillite de l'homme ? »
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
Le fascisme tue.
Le racisme est tout aussi meurtrier.
Et pourtant…
« [Clément] a été tué comme pourraient l’être les non-blanc-he-s, les immigré-e-s, indigènes, musulman-e-s, qui sont l’objet du racisme le plus décomplexé. Sa mort émeut l’opinion comme rarement la mort des victimes non-blanc-he-s des crimes policiers, des ratonnades et autres assassinats racistes ont ému l’opinion. Malgré le poids de la douleur, nous ne pouvons pas l’ignorer[1]. »
Ces lignes évoquent bien l’énorme décalage existant entre l’ampleur des mobilisations consécutives au meurtre de Clément Méric, et celles bien plus modestes qui entourent d’habitude les victimes des crimes racistes, policiers et pénitentiaires.

Clément Méric était un étudiant blanc de Sciences Po, et un militant antifasciste. C’est sans doute cet engagement qui a provoqué un tel déchainement de violence de la part de son agresseur. En réponse, les proches de Clément Méric ont insisté sur sa qualité de militant antifasciste. Cette appartenance a provoqué l’émoi et la mobilisation de la plupart des mouvements, organisations et sympathisants de gauche. Beaucoup y ont reconnu l’un des leurs. Certains l’ont exprimé sans ambages :

« Lorsque j’ai appris, hier soir, la nouvelle, j’ai cru tout d’abord que je te connaissais. Ce n’était pas le cas. Je t’ai pris pour un autre.
Mais plus j’y réfléchis, et plus je me dis que oui, je te connaissais. Même si nous ne nous sommes jamais rencontrés. Même si, jusqu’à hier soir, j’ignorais ton existence. Oui, je te connais. Tu es mon camarade. Tu es notre camarade.
Et ils t’ont tué. Ils ont tué l’un des nôtres[2]. »
A la lecture de ces quelques lignes, il est difficile de nier que le clivage racial, qui structure l’ensemble de la société et traverse les organisations et collectifs de gauche, n’a pas joué un rôle décisif dans ce positionnement. La gauche sociale et politique a reconnu en Clément Méric l’un des siens, à tous points de vue.
Affiche Manifestation du 23 juin 2013 - Le fascisme tue
La mobilisation, d’ampleur, n’est pourtant pas finie. Une grande manifestation nationale « Le fascisme tue. Ensemble, combattons-le ! » est prévue pour le dimanche 23 juin 2013. Elle est signée par la plupart des organisations de la gauche française, et par de nombreux collectifs antifascistes. Figure aussi, parmi les signataires, SOS Racisme, une organisation fossoyeuse de nombreuses luttes de l’immigration et des banlieues depuis les années 1980. Toutes ces organisations ont participé aux réunions préparatoires de la manifestation. L’idée a été émise d’inviter les collectifs qui luttent contre l'islamophobie ou contre les brutalités et crimes policiers, à faire partie du cortège de tête, mené par des collectifs antifascistes.

Cette invitation est-elle autre chose que de la cosmétique militante ? Une façon de mettre un peu de couleur dans un cortège qui risque fort d’être désespérément blanc ? Car les organisateurs savent bien qu’une manifestation « unitaire » contre l’extrême-droite, qui ne réunit que des Blanc-he-s, manquera cruellement de crédibilité en termes de lutte contre le racisme.

Mais si les partis, groupes et autres collectifs signataires de cet appel souhaitaient réellement soutenir les collectifs qui luttent contre le racisme, y compris contre celui que déchaine dans les banlieues l’Etat à travers ses forces répressives, il y aurait d’autres choses à faire qu’une invitation symbolique à venir manifester dans l’espace politique de la gauche.

En effet, si l’invitation de ces organisations est sincère, alors nous les appelons à venir soutenir sur le terrain les collectifs qui luttent contre l’arbitraire du pouvoir d’Etat. Nous les invitons à venir soutenir sur la durée les familles de victimes des crimes racistes, qui mènent dans l’isolement un long et couteux combat pour la justice et la vérité.

Nous savons pourtant que cette invitation restera lettre morte. Non par pessimisme ou par un catastrophisme sans doute assez mal venu en cette période où tout le monde appelle au combat contre l’hydre fasciste. Nous ne sommes pas nés de la dernière manifestation. Nous savons pertinemment que parmi les organisations signataires, certaines œuvrent contre nous dans les combats que nous menons. Nous en avons fait l’expérience à maintes reprises.

Comment croire, en effet, en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des organisations et des collectifs qui comptent dans leurs rangs si peu de musulman-e-s, d’immigré-e-s, d’habitant-e-s des banlieues ?

Comment croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des organisations et des collectifs qui refusent en leur sein (statutairement ou dans les faits) des femmes qui affichent clairement leur appartenance à l’islam ?

Comment croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des organisations et des collectifs qui ont soutenu le vote de lois racistes et islamophobes, comme celle du 15 mars 2004 sur l’interdiction du hijab à l’école, ou celle du 14 septembre 2010 interdisant le port du niqab dans l’espace public ?

Comment croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des organisations et des collectifs, alors que certaines militent activement pour l’extension de ces législations islamophobes en cherchant, notamment, à empêcher les musulmanes portant le hijab de travailler ?

Comment croire, encore, en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des organisations qui font tout leur possible depuis des dizaines d’années pour invisibiliser les luttes de l’immigration et des banlieues, dès lors que ces luttes souhaitent rester à bonne distance de la gauche blanche et de son paternalisme ?

Enfin, comment croire en la volonté de lutter contre le racisme affichée par des organisations et des collectifs qui refusent toute référence faite à l’islam par des militants pour qui la religion musulmane constitue pourtant un puissant levier dans leur engagement politique et social ?

Oui, comment croire…

Comme dit le hadith : « Le croyant ne peut être mordu deux fois à partir du même trou de serpent.[3] » 

Les décalages existant entre le combat antifasciste et les luttes de l’immigration et des banlieues nous empêchent de croire naïvement à une soudaine « convergence des luttes », à un possible « front unique », synonyme à nos yeux de confusion des esprits et de déni de la réalité.

Car le racisme ne peut pas être réduit au fascisme et à l’extrême droite. Il existe bel et bien dans des organisations et des collectifs qui n’ont rien de « fascistes », ou qui s’affirment même ouvertement « antiracistes » ou « antifascistes ».

Pour paraphraser l’adresse de Fanon à Octave Mannoni[4], nous pouvons alors dire que si nous ne voulons nullement enfler le monde de nos problèmes, nous voudrions tout bonnement demander à la gauche si elle ne pense pas que pour nous, les différences entre le racisme de cette gauche et celui de l’extrême-droite sont impalpables ?

Y a-t-il, en effet, une si grande différence entre le racisme qui préside à l’exclusion de femmes voilées d’organisations politiques, de l’école ou des entreprises, et le racisme qui préside à l’interpellation ou à l’agression de ces mêmes femmes musulmanes, comme ce fut tout récemment le cas à Argenteuil ? Ne retrouve-t-on pas, à chaque fois, « la même faillite, la même chute de l’homme ? »

Pour autant, nous ne pouvons mettre tout le monde dans le même sac raciste. Nous avons déjà eu l’occasion de dire que si « l’anticolonialisme et l’antifascisme sont deux combats distincts », « ils peuvent se rejoindre par moments, comme lors du combat d’Omar al-Mokhtar (1862-1931) contre la colonisation italienne de la Lybie dans les années vingt[5] ».

Plus près de nous et de manière plus modeste, à Saint-Etienne en mai dernier, des militants de collectifs antifascistes ont accueilli et mis à la disposition de membres du Collectif Vérité & Justice pour Jamal leur espace autogéré (La Gueule Noire) pour débattre notamment des mobilisations à Gennevilliers, des questions carcérales et de l’auto-organisation des Noir-e-s et des Arabes. Un concert s’est tenu dans la foulée et la recette a été versée au Collectif Vérité & Justice pour Jamal. Un exemple parmi d’autres de travail en commun, sans paternalisme ni évacuation de la question raciale.

Historiquement, pourtant, la jonction entre l’anticolonialisme et l’antifascisme se fait systématiquement « au détriment des colonisés, lorsque l’anticolonialisme est soumis à l’agenda occidentalocentriste de l’antifascisme européen[6]. »

C’est précisément ce qui se passe aujourd’hui dans la grande mobilisation antifasciste consécutive au meurtre de Clément Méric. Nous voyons fleurir un peu partout des « No pasaran ! ». Prononcé par Dolores Ibárruri Gómez, ce slogan était celui des républicains espagnols résistant aux assauts des troupes franquistes. Il symbolise, depuis la guerre civile espagnole, la lutte antifasciste.

Mais d'un point de vue anticolonialiste, que représente-t-il ? Pas grand chose. La République espagnole était une république coloniale. Elle occupait une partie du Maroc et elle a toujours refusé toute concession sur cette question. Nos prédécesseurs de l’Etoile Nord Africaine ne s’y trompaient pas en refusant de partir mourir pour défendre une république coloniale, alors même que leurs pays – le Tunisie, l’Algérie et le Maroc – étaient occupés.

Aujourd’hui, les mêmes perspectives occidentalocentristes s’expriment et s’écrivent. Le texte d’appel à la manifestation du 23 juin 2013[7] ne fait nulle mention de l’« islamophobie », ce terme qui n'existe pas pour la majorité des organisations signataires. D’ailleurs, parmi elles, ne figure aucune organisation musulmane ou de lutte contre l'islamophobie, ni même aucune organisation significative de l'immigration ou des banlieues. Pas une référence aux agressions racistes et islamophobes, ni évidemment au racisme institutionnel et aux lois racistes et islamophobes, que certaines organisations signataires ont soutenu.

Dernièrement, la Ligue de Défense Juive (LDJ) a revendiqué l’agression à Saint-Mandé (94) d’un jeune homme prénommé Mounir, qui est tombé dans le coma suite aux coups qui lui ont été assénés. Des musulmanes portant le hijab se sont faites agresser à Argenteuil le 20 mai et le 13 juin 2013. Une autre femme musulmane portant le niqab a été interpellée et violentée par la police dans cette même ville. Sans parler, pour les dernières années, des victimes de l'ordre social raciste, que sont Yassin Aibeche, Lahoucine Aït Omghar, Abdelhakim Ajimi, Zyed Benna, Mohammed Ben Maamar, Amine Bentounsi, Lamine Dieng, Wissam El Yamni, Jamal Ghermaoui, El Mahjoub Gmili, Nabil Mabtoul, Youcef Mahdi, Mahamadou Marega, Sofiane Mostefaoui, Lakhamy Samoura, Tina Sebaa, Moushin Sehhouli, Abou Bakari Tandia, Bouna Traoré, Ali Ziri
Nous pourrions continuer longtemps à égrener la liste de ces victimes, pour lesquelles la mobilisation n’a jamais atteint celle qui prévaut aujourd’hui pour Clément Méric.

Dans cette situation, que peut bien signifier l’invitation évoquée plus haut faite à certains collectifs qui luttent contre l'islamophobie ou contre les brutalités et crimes policiers, d'intégrer le cortège de tête de la manifestation ?

Va-t-on trimballer les musulman-e-s, les Noir-e-s et les Arabes, au gré de l’agenda militant de la gauche, tout en ignorant le reste de l’année les luttes de ces mêmes musulman-e-s, Noir-e-s et Arabes, jugées non conformes à la praxis de cette gauche, qu’elle soit social-démocrate, marxiste ou libertaire ?

« En pays colonial, disait-on, il y a entre le peuple colonisé et la classe ouvrière du pays colonialiste une communauté d’intérêts. L’histoire des guerres de libération menées par les peuples colonisés est l’histoire de la non-vérification de cette thèse[8]. »
De même que l’histoire des luttes de l’immigration et des banlieues, avec son lot de récupérations, de diabolisations et d’invisibilisations, est celle de la non-vérification de la communauté de vues et d’intérêts entre la gauche et les immigrés.

C’est ce que nous apprennent, depuis l’Etoile Nord Africaine en passant par le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) et les Marches des années 1980, près de quatre-vingt-dix années de combats menés par nos ainés, et que nous essayons de poursuivre modestement.

Alors, oui.
Le fascisme tue.

Le racisme est tout aussi meurtrier.

Et pourtant…
Rafik Chekkat & Youssef Girard, le 17 juin 2013.

[2] Julien Salingue (militant du NPA), Clément.
[3] Rapporté par al-Boukhari.
[4] « Nous ne voulons nullement enfler le monde de nos problèmes, mais nous voudrions bonnement demander à M. Mannoni s'il ne pense pas que pour un Juif les différences entre l'antisémitisme de Maurras et celui de Goebbels sont impalpables », in Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p. 69.
[5] Youssef Girard, « Éradiquer les « fascistes basanés » : la gauche et la répression (post)coloniale », etatdexception.net.
[6] Ibid. La conclusion du texte,que rend tristement d’actualité le meurtre de Clément Méric, rappelle que « Les colonisés et les postcolonisés possèdent leur propre agenda politique, qui diffère nécessairement de celui des antifascistes. Les libertés démocratiques défendues par ces derniers furent toujours des droits centripètes, s’appliquant aux seuls occidentaux. De ce fait, la libération des postcolonisés ne peut nullement passer par la défense d’une « démocratie » républicaine, qui a toujours légitimé leur subordination à un système racialement hiérarchisé. »
[8] Frantz Fanon, « Les intellectuels et les démocrates français devant la question algérienne », El Moudjahid, décembre 1957, in Pour une révolution africaine, Paris, Ed. La Découverte, 2001, p. 91.

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